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Photo du rédacteurCéline Wagner

La houle

Dernière mise à jour : 12 sept. 2022

Sur la promenade le long du fleuve hors de la ville, une vieille femme dans la nuit s’est assise, l’eau noire renvoie à la métropole ses néons en miroir. Son regard hypnotisé par la lumière, elle laisse son esprit vagabonder à la surface de l'eau, se déplacer comme sur une carte qui pourrait composée des fragments de sa vie.

J’aimerais avoir des pensées philosophiques, pense-t-elle, mais je n’ai que des récits intimes. Nous tentons de nous élever, de nous déplacer au-delà de soi-même, d’avoir une vue d’ensemble de ce que nous sommes dans le milieu inapproprié et incompréhensible qui est le nôtre, nous tentons de faire la synthèse de cette rencontre de hasard entre soi et le milieu où nous avons grandi, mais la vérité est qu’il est presque toujours impossible d’en tirer une cohérence, une vérité, songe-t-elle encore, nous n’avons que des récits intimes dans le désordre, péniblement reformulés quand il arrive qu’on se raconte à quelqu’un. Par moment, nous nous surprenons à les faire évoluer. Dans ces moments trop rares nous avons un sentiment soudain d'élévation, pourtant le même récit n'a fait que prendre une forme en quelques points nouvelle, nous n'avons pas beaucoup avancé mais, conté autrement, placé à un autre endroit sur la carte mentalement construite, voilà qu'il nous permet de sortir, un très court instant, de l'effondrement, de nous sentir entier. Un très court instant. Dans le fond, il m'est impossible de penser en excluant ces récits intimes, pense la vieille femme, ils sont combinés à la construction de ma pensée, ils ont fusionné avec elle.

Un film lui revient à l'esprit, terrifiant et fascinant, dans lequel un scientifique cherche à se téléporter dans son laboratoire d'un module à un autre. Un soir, alors qu'il est à moitié ivre, il entreprend l'expérience, entre nu dans le module A et, selon ses calculs, après téléportation il devrait être reconstitué sur le plan moléculaire dans le module B. Malheureusement, à son insu, une mouche s'est introduite dans le module A avant le démarrage de l'opération, sa reconstitution moléculaire dans le module B se fait, par conséquent, en intégrant celle de la mouche. Les premiers jours suivant l'expérience, rien n'y paraît, puis de semaine en semaine le monstre se précise, croît, la mouche prend le dessus sur l'homme qui n'a plus rien d'humain.

Le récit intime est à la pensée philosophique ce que la mouche est au scientifique, pense la vieille femme. Nous devenons monstrueux à mesure que le récit intime prend le dessus sur le pragmatisme que nous attendions de la pensée. Mais le plus monstrueux n’est pas là, se dit-elle encore, comment l’idée d’une pensée lavée de son récit intime a-t-elle pu être pensée un jour ? Nous ne voulons pas connaître les événements intimes qui ont transformé une pensée, nous jugeons que les événements intimes ne regardent personne et que la pensée construite regarde tout le monde, voilà ce que pense la vieille femme.

La nuit s’est installée alors que la journée n’est pas encore finie pour les citadins qui fourmillent entre lieux de travail et foyers. La vieille qui s’est déportée à l'extérieur de la ville pour la contempler dans son ensemble, remonte le temps par l’esprit, aussi loin qu’elle le peut. A-t-elle été projetée hors de cette course entre travail et foyer ou s’en est-elle extraite d’elle-même, elle est incapable de le dire, en réalité elle n’a jamais été capable de mener cette course qui ne s’arrête jamais, elle a toujours eu besoin pour survivre de s’isoler, sans jamais cesser de l’observer de loin.

Mais où en est-elle déjà, oui, remonter le temps, s’il existe, aussi loin que possible par l’esprit, remonter le temps jusqu’à la petite fille. Être une petite fille est si loin, tellement oublié, il en reste des odeurs, des couleurs de robes, des noms de chiens et de chats, des jardins et des parcs, des vacances, des visages éternellement jeunes, des noms sur le bout de la langue, des adresses sans codes postaux, un numéro de téléphone resté en mémoire, l’appartement où elle vivait avec sa mère... être une petite fille, cette existence dans l’existence qui emplissait tout, soudain, ici et à présent, ce n’est plus rien. Du module B dans lequel elle s’est téléportée, est sortie une femme qui cache sans que cela n’altère son apparence, des récits intimes.

Comme la vie qui s’essouffle sous les injonctions, exister, réussir, s’affranchir, la petite fille disparaît sous ce qu’elle doit incarner dans toutes les sociétés. Ce qu’elle répugne à devenir, une adulte qui par devoir renonce aux mondes enchantés de ses rêveries, quand elle fixait le ciel, les bras en croix couchée dans le jardin... comme ce qu’elle se promettait de rester, la princesse gardienne de toutes les forêts, tous les animaux, l’infirmière magique qui soigne les plus grandes douleurs et fait revivre les morts, empêchent sa trajectoire, ce qu’elle aurait pu positivement devenir. C’est ainsi que les petites filles meurent des deux côtés du fleuve, pense la vieille femme, soit en restant ce qu’elles sont et qui les condamnent dans toutes les sociétés, soit en devenant politique pour survivre.

On dit que l’adversité rend plus fort, mais qui peut dire qu’une trajectoire ininterrompue n’est pas plus forte encore, voilà ce que pense la vieille femme, face à l’autre rive. Qu’elle soit laissée tranquille ou qu’elle soit empêchée, l’existence d’une petite fille est vouée à disparaître dans n’importe quelle société, parce que dans l’un ou l’autre cas il lui faudra se défendre, conclut-elle. Des forces extérieures écrasent son corps, elle subit une transformation par successions de collisions, gigantisme des protecteurs, claquements des sommations, vagissements des affections, persécutions des désirs… les batailles dans lesquelles elle se jette pour défier les forces qui l’écrasent, dérobe la petite fille au monde. Être une petite fille, ça n’a rien de petit, c’est une graine, qu’une succession d’erreurs ont gorgée de puissance dans les mains des vieilles femmes.

Dès le départ, très jeune encore, quand elle rêvait à son palais idéal, elle se disait qu’elle n’aurait jamais dû naître, après tout, personne ne lui a confié avoir jamais rêvé venir au monde... C’est le premier mensonge de lui dire que c’est une chance. Peut-être que les autres en font une chance, ça, elle n’en sait rien, elle ne peut pas savoir jusqu’où les autres s'accommodent de l’infortune. Elle s’en tient à l’évidence de son observation : un jour il faudra mourir. Voilà qui n’est pas un mensonge. L’angoisse qui avait étreint la petite fille est devenue objet de méditation pour la vieille femme. Cette unique angoisse, partagée par tous, aurait dû demeurer la seule, la seule à mobiliser sa pensée, son intelligence, son bon sens, elle aurait dû demeurer le seul objet de son attention. Mais un désir ignoble, adulte, s’est vautré sur le corps de la petite fille.

Dans la voiture qui roule dans la nuit, assise sur la banquette arrière réservée aux enfants, elle regarde la pluie s’abattre violemment sur la vitre, l'abîme qu’éclairent les gouttes projetées dans les phares, elle se dit : “C’est trop tard, je suis née, je vais devoir mourir." Le poids de ce devoir, l’importance incroyable de ce devoir est plus fondamentale que la mort elle-même, pense la vieille femme. Comment une tâche si lourde, une idée si énorme, à la fois silencieuse comme la chute d’une plume et dévastatrice comme l’explosion d’une bombe, peuvent-elles se glisser dans une petite fille ? L'importance incroyable de ce devoir aurait dû être la seule préoccupation de son esprit, mais le désir d’un adulte, son désir ignoble de l’enfant, est venu troubler le cours de ses pensées, sa concentration absolue, tout souillé, tout embrouillé, renverser le haut et le bas, le jour et la nuit, le dedans et le dehors.

Mortelle était une donnée fiable au moment où elle est entrée dans le module A. Sale et mortelle est l'intrus qui s’est immiscé, altérant sa téléportation dans le module B.

Des forces omnipotentes et monstrueuses entravent la manumission de la fillette, sans qu’elles puissent les identifier, elles ont fusionné avec elle, rendant confuses les vérités qu’elle avait entrevues et qui devaient lui permettre d’affronter les vérités venues du dehors.

La vieille femme songe encore. En rêve me revient le souvenir précis de cette confiance en ce mystère où je plongeais tout entière, ces interrogations vertigineuses qui occupaient mon imagination, cet océan gigantesque où se perdaient mes pieds minuscules, la sensation du monde qui me contenait. Pour quelques instants arrachés à l’enfance, j’ai occupé ma vie, sans même m'en rendre compte, à sauver la petite fille du naufrage, se dit-elle, et dans le fond je n’ai pas positivement existé. Tel est mon sentiment, ce sentiment passe, mais il revient, conclut-elle.

La petite fille est cette figure incompréhensible au monde et aux sociétés. Les époques et la modernité ne la comprenant que péniblement, c’est à elle de les comprendre, avec la plus grande acuité car sa vie en dépend. Pour la vieille femme, au sein d’un temps qui lui est propre et qu’elle qualifie de lointain, rien ne pressait pour la petite fille qu’elle fût un court instant. Tout allait bien avant que le monde extérieur ne la trouve, dérobe sa cachette. Au temps où elle n’était personne, dans son refuge au milieu de nulle part, elle existait dans l’éternité.

Que serais-je devenue si je n’avais pas été interrompue, s’interroge la vieille femme, si je n’avais pas été amenée à fuir un danger imminent au sein de la famille... Comment faire le récit d’une histoire à laquelle je n’ai pas contribué, je n’ai pas les mots, je n’ai pas mes mots. L’histoire s’est collée à moi, goudron liquéfié par le soleil que les enfants piétinent par accident quand ils jouent sur la plage, l’histoire vient du dehors, elle s’est introduite dans la chambre fermée à clé, a enfoncé la porte, a pris tout ce qu’elle a pu prendre et elle s’impose encore, traverse le temps, n’en finit pas de dévaster les lieux, laisse portes et fenêtres grandes ouvertes, ne se rattache à rien, n’a ni début ni suite, intruse, elle est un corps étranger dans le récit que je fais de ma vie, quand je flâne en rêvant dans les allées de tilleuls qui traversent le parc du centre-ville, quand je foule la plage à la fin de l’été, quand je bascule dans le fauteuil du jardin dans un moment de calme, quand j’écoute les oiseaux, quand je regarde passer les nuages avant de sombrer dans un sommeil en proie à d'éternels fantômes… Du module B je ne peux pas revenir au module A, résume la vieille femme…

Elle balaye encore la ville du regard. Et sentant en elle monter la houle, frissonnant sous l'effet de ce récit nouveau qui réorganise la carte qu'elle fait mentalement de sa vie, elle sait que sa contemplation restera silencieuse. Toutes ses découvertes, ses révélations qui la frappent soudain, elle ne peut pas les dire et si à cet instant on lui demandait comment ça va, ça va, dirait-elle, si on lui demandait à quoi tu penses, à rien.


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