La création est un cri de liberté poussé entre des murs. Si auteur de bande dessiné ne peut être un statut alors qu'il soit un activisme, qu’il tende à engager l'auteur et le lecteur dans une autre façon de penser la l'œuvre.
Ces albums sont mis en accès libre au risque de marquer une rupture avec leurs premiers éditeurs. La rupture est le risque à prendre, et peut-être le prix à payer quand on défend sa liberté. Sans entrer dans le détail je me dois de dire que rien ne justifie qu'on ne respecte pas les engagements professionnels qui sont la base du métier d'éditeur, à savoir la rémunération du travail et la date de parution d'un livre en librairie, laissant traîner les choses des mois, des années parfois. Un temps durant lequel l'auteur est privé de son bien le plus fondamental, l'œuvre et cette dernière, de sa possibilité d'exister. Que l'on soit petit, moyen ou grand éditeur, rien ne justifie de ne pas payer un auteur. Si l'on ne peut pas assurer la rémunération d'un auteur on ne sollicite pas des pages, un ouvrage, des rencontres, une œuvre. En imposant des délais de surcroît ! Les notions de travail et de rémunération valent pour tous les métiers.
Le grand public sait à présent que la grande majorité des auteurs de bande dessinée ne parvient pas à vivre de sa production. Même si la Ligue des Auteurs Professionnels et autres organisations syndicales obtenaient des avancées significatives sur le statut d’auteur par exemple, nous serions très peu nombreux à bénéficier de telles mesures. Ce statut ne pourrait concerner que les auteurs sous contrat de façon régulière avec des éditeurs ou autres acteurs culturels...
Les créateurs qui s’aventurent sur des chemins peu rentables, qui s’attèlent à l’exploration, à défricher des voies peu empruntées, parce qu’ils s'approchent des branches artistiques éloignées de la bande dessinée ou du roman graphique par exemple, ou parce qu’ils demeurent confidentiels en raison de leurs thématiques, de leur démarche - comme cela est souvent le cas dans le domaine du théâtre ou de la danse - ces créateurs-là ne bénéficieront jamais d’un statut, parce qu’ils ne peuvent rien garantir, ni rentabilité, ni réussite, ni succès d’estime ; pas plus qu'ils ne peuvent quantifier leurs heures de travail, souvent bien supérieures à ce qu’exigerait la mise en place d’un statut.
Un créateur (quelque soit son domaine) travaille le jour comme la nuit, mange en travaillant, ne connait ni repos ni vacances ; et quand par malheur il doute, qu’il lui semble que tout le temps consacré à ses recherches ne l’a mené nul part, il s’écroule. A ce moment-là il peut rester improductif des semaines entières et en prise à des épisodes dépressifs. Tout dépend des tempéraments... Bref, il est aisé de comprendre que créateur/artiste/auteur n’est pas un métier comme on l’entend, ou plutôt, répondant aux grilles traditionnelles du monde néolibéral qui est le nôtre. Si les auteurs et créateurs attendent après un statut pour se lancer, ou poursuivre leur activité, ils disparaitront purement et simplement. Et ne restera que des artistes à potentiel médiatique, à caractère rentable pour de nombreux secteurs comme l’édition, le cinéma, la télévision, la publicité.
Quand je rêvais d’être artiste, à quinze ans, au moment où j’ai pris l’école en grippe (et ce à quoi elle me destinait), je me suis construite avec mes propres lectures, principalement des biographies d’artistes que j’empruntais dans la bibliothèque de mon père. Plus tard je les achetais à bas prix quitte à me priver de vêtement neufs, de repas ou de cigarettes… Je nourrissais mon esprit avec des vies passées. Les peintres, souvent des enfants de bonnes familles, avaient trahi le pacte familial pour vivre au jour le jour, mus par la passion de l’art, l’obsession d'exister dans la peinture, le refus de la compromission… et je pensais que je pourrais mener une vie dans ce genre-là de nos jours. L’art, la création, n’a jamais été pour moi synonyme de gain, de salaire, d’indemnité, de statut. Pourtant, comme tout artiste je rêvais d’en vivre, simplement pour continuer de créer et pour jouir d’une reconnaissance sociale. Je n’ai jamais rêvé de gloire car cette notion se rapporte à mes yeux aux paillettes, à un concept mondain que j’exècre.
L’artiste devait avoir une certaine indifférence pour lui-même et pour son œuvre et être capable de mourir pour elle. Notions paradoxales à première vue tandis qu’au contraire elles s’accordent parfaitement. Nous sommes incapables de mourir si nous nous accrochons à quelque chose. L’art est tout pour l’artiste et pourtant l'objet de son existence doit s’envoler. Un jour l’artiste meurt et c’est bien ainsi, la vie est d’une simplicité extrême.
Cette vision des choses peut sembler bien romantique et en effet, je rapporte ici mes pensées de vingt ans. Aujourd’hui, les multiples désillusions que j’ai essuyées me soufflent que Modigliani n'aurait pu exister de nos jours.
Construire sa philosophie d’artiste du XXI ème siècle sur la vie d’artistes du XIX ème est inconscient, téméraire, naïf ; tout ce que j’étais. Alors que faire aujourd’hui ? Comment poursuivre l’œuvre sachant qu’elle ne pourra jamais exister comme je l'ai rêvée ?
Remarquez, depuis le début de ce texte au sujet de l’art et des créateurs, le mot Liberté n’est pas apparu une seule fois, sauf dans le titre, à la suite du vocable Accès.
La liberté est la première notion qui déclenche le moteur d’un artiste (que ce dernier ait fait une école ou pas, je réserve à ce propos un prochain billet sur l’école)... La notion de liberté est au cœur du métier d’artiste. Pourtant il est exclu de toutes les négociations en cours avec le gouvernement ou le Syndicat National de l'Edition.
La liberté n’est pas un facteur à prendre en compte. Comme une évidence, personne ne paiera pour la liberté des choix artistiques du créateur, personne n’assurera un statut à cette liberté, à l’exploration, l’expérimentation ; à l’échec potentiel induit par tous travaux de recherches.
Dans ce cas, bénéficier d’un statut pour un artiste équivaut à devoir rendre des comptes. De quels ordres ? Commencer par justifier d’un temps passer à l’œuvre en terme d’horaires qui seront associés à des tarifs/horaires, de justifier de projets qui ont abouti à des publications à compte d’éditeurs - car les publications à compte d’auteurs sont exclues des critères d’éligibilité aux demandes de bourses ou d’aides à la formation - de courir après le cachet au même titre que les intermittents du spectacle, accepter tout et n’importe quoi pour conserver son statut, dont on ignore à ce jour quels droits sociaux il ouvrirait à ses bénéficiaires…
Les statuts professionnels sont indispensables dans la société dans laquelle nous vivons. Que les artistes/auteurs soient tenus d’obtenir un statut pour vivre dans cette société montre à quel point ils n’y ont pas leur place.
Pour la grande majorité des auteurs qui ne pourrons pas prétendre à un statut, parce que leurs ouvrages ne se vendront pas en librairie, il faudra trouver une autre façon d’exister.
Car après tout créer c’est créer un mode de vie, imposer son existence et celle de son travail, sa proposition d’un monde en réponse à un monde qui nous est livré en kit. Comme beaucoup d’autres artistes, je cherche, moi aussi dans mon coin comment continuer. Comment partager avec les lecteurs et les spectateurs des images pour s’évader. Je ne me résous pas à arrêter pour cause de conditions de travail trop difficiles. J’ai la chance d’être soutenu par mon compagnon, aussi jeter l’éponge serait impardonnable. Pourtant j’y pense très souvent. Puis je reprends mes pinceaux et regagne inlassablement ma table à dessin ou l’espace de ma toile. Aujourd’hui j’ai décidé de sauver par le numérique certains albums de ma bibliographie auxquels je tiens comme aux années de ma vie que je leur ai consacrées.
On ne peut pas lutter contre un système qui veut qu'un titre soit immédiatement poussé en librairie par le suivant alors qu'il vient à peine d'y être placé. Les auteurs n'ont aucune prise sur la politique d'un éditeur. Seule la forte rentabilité d'un titre peut infléchir ce rapport. Quelle réponse donner au gâchis, à l’absurdité de notre tâche qui veut que nous travaillions des années sur des livres qui ne survivent pas deux semaines dans les lieux de ventes ? Quand par chance ils ont réussi à y être placés par un diffuseur sur des critères demeurant flous pour les auteurs et les lecteurs ?
Nous refusons d'admettre, par respect pour la culture, que seul compte le facteur financier et pourtant…
Les livres rentables sont visibles mais ils ne sont pas la majorité des titres présents sur les catalogues des éditeurs. La diversité et la quantité des titres proposés est le fait d'auteurs confidentiels dont les noms sont inconnus pour la grande majorité d'entre nous. Que faire quand nous sommes l'un d'eux ? Poser les pinceaux et renoncer aux livres que nous avions en tête, que vous rêvions de réaliser même au prix de longs mois de pain dur ?
Et surtout, est-ce envisageable au bout de vingt ans de métier ?
Pour toutes ces raisons je mets en accès libre mes albums abandonnés dans les placards des éditeurs. J'en ai récupéré les droits. C'est une décision difficile à prendre. Elle impose d'en faire la demande, de rompre le contrat qui nous liait, de m’exclure volontairement d'un catalogue, de renoncer à son prestige, à sa vitrine...
Mais j'ai trouvé la force de le faire au nom de ma liberté d’artiste.
Ce que le système de l’édition aujourd'hui ne peut s’approprier, même en pratiquant l’invisibilité, l’oubli et la surproduction, est une œuvre. L’éditeur, celui par qui l'œuvre arrive jusqu'au lecteur, en est le locataire tant qu’il peut en assurer la visibilité.
Tous les créateurs n'ont pas vocation à monter leur propre structure éditoriale. La création est un cri de liberté poussé entre des murs blindés. Si auteur de bande dessiné ne peut être un statut alors qu'il soit un activisme, qu’il tende à engager l'auteur et le lecteur dans une autre façon de rêver et de penser.
J’ai placé l’option peu glorieuse Faire un don sur les pages de mes sites et blog pour soutenir l’auteur et les œuvres ; parce que j’ai imaginé que la culture, l’art, la littérature, toute cette nourriture inestimable qu'on ne saurait limiter à des études de marché, sera peut-être un jour financée par la collectivité... Que chacun pourrait choisir de faire vivre des œuvres de toutes natures en dehors du circuit préétablit de la grande distribution, que la toute puissance a une limite, la liberté d'une œuvre.
Bonne lecture à vous.
Céline Wagner
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