Avec l’arrêt des activités le temps nous appartient. Vivre simplement coûte infiniment moins cher que de courir après l'accumulation de bien secondaires. La vie est notre bien le plus précieux. Pardon de rappeler une évidence.
Samedi 14 mars, il est 18h29. La pandémie de COVID-19 occupe toutes les ondes médiatiques, télévision, réseaux sociaux ; nous sommes de plus en plus nombreux à prendre la menace au sérieux, à penser aux parents, aux enfants ; beaucoup d'entre eux souffrent de maladies respiratoires chroniques comme l’asthme, causées par une qualité de l'air de plus en plus précaire. Sans céder à la panique, nous restons vigilants, appliquons les mesures d'hygiène, annulons nos sorties prévues ce week-end...
Tout cela mis en place, le temps nous appartient. Bien sûr il y a un programme scolaire à respecter mais ce n'est pas le bout du monde.
Des anecdotes nous font sourire dans la tourmente, comme l'effondrement virtuel des fortunes de Bernard Arnault, Jeff Bezos, Bill Gates, Warren Buffett, Mark Zuckerberg ; je me demande dans un moment d'angoisse comment vont-ils financer leurs bunkers anti crise climatique et leur survie sur Mars. Effroi. Sans faute un.e scientifique d'Extinction Rébellion sera bientôt convoqué.e pour les éclairer à ce sujet, à moins qu'ils ne se tournent vers des économistes pas trop atterrés...
Moins virtuellement nous sommes nombreux, artistes, à voir les manifestations auxquelles nous devions participer, annulées. Manifestations culturelles qui, rappelons-le, sont pour la grande majorité d'entre nous la source principale de revenus. Les auteurs de bande dessinée n'échappent pas à cette règle. Dur de s'asseoir sur un cachet de quelques centaines d'euros. Mais pour le moment, curieusement, nous survivons, je crois... Cette manne ponctuelle dérobée par le retour en force de la réalité, ne s'avère pas si vitale que cela dans l’immédiat, à côté d'une vie épargnée par l'infiniment petit.
J'ai caressé un moment l'idée de prendre des notes, de consigner de la façon la plus précise le temps que durera l'épidémie et la perte d'argent que cela occasionnera pour moi et pour quelques collègues qui voudront bien m’en faire la confidence, afin d’évaluer ce que nous allons vraiment perdre pendant ce confinement et ce que nous allons gagner. Il n’est pas risqué de parier que si nous gardons la vie (ce qui est très probable) ce que nous allons perdre est matériel et financier. En revanche ce que nous allons gagner s'annonce plus joyeusement complexe, imprévisible et sans doute plus déterminant pour l'avenir. À commencer par la découverte de ce que nous pouvons éliminer de notre quotidien.
Je pense naturellement au Papier Q qui défraie la chronique. Malgré l'article paru dans Mediapart à ce sujet, poussif et sans grand intérêt (ma déception a été à la mesure de l'éclairage que j'en attendais), je n'ai toujours pas compris pourquoi le papier hygiénique était prioritaire et non les sacs poubelles par exemple, ou les sources d’énergie comme les briquets, les piles ou les allumettes... L'article explique la ruée sur le papier hygiénique par le manque de confiance dans les mesures gouvernementales face à une crise. Ce manque de confiance est notoire et de plus en plus fréquent. Mais pourquoi les toilettes face à la perte de confiance ?
C'est idiot mais il me semble que si je devais rester confinée des mois, ma première angoisse serait de manquer d'éclairage, de chauffage, d'eau chaude, ou même de contenants pour mes déchets... Cet attachement à un outil hygiénique qui n'est pas vraiment valable comparé à l'eau est pour moi une véritable révélation. De plus j’avais tendance à associer le papier hygiénique à l'Occident. Je me souviens d'un séjour au Bénin où, franchissant la porte d'un maquis avec un ami, l'hôte avait hélé un gamin à l'autre bout du bar : "Vas chercher du papier pour les blancs ! ". J'étais un peu gênée et tentais de faire comprendre au patron que cela n'était pas nécessaire, j'avais appris à m'accommoder des usages locaux... Mais c'était peine perdue. Un blanc sans chaise et sans papier, au Bénin, est une vision insupportable.
La contamination de l'Occident est à l’œuvre dans les lieux les plus intimes, y compris dans l'Empire du Milieu.
Ce confinement est source de questionnements...
Le dernier phénomène en date ayant provoqué chez moi une telle consternation a été d'apprendre la publication durant plus de quarante ans de récits pédophiles par la maison Gallimard. Le soutien financier du même pédophile ultra-égocentré par la maison Yves-Saint-Laurent, les marques appuyées de respect pour l'auteur... et le mécénat à son profit du Centre National du Livre.
Il faut rappeler aux lecteurs que des centaines d'auteurs adressent chaque année des demandes d'aide à la création, s'appliquant à présenter au mieux leurs projets, rédigeant des lettres de motivations infantilisantes et écœurantes parce que répétées cent fois au fil des années. Il faut dire aux lecteurs qu'il nous est demandé par les organismes d'états, comme le CNL, de justifier notre demande non par l'absence de rémunérations des éditeurs mais par le fait d'une activité alimentaire qui monopoliserait notre temps et entraverait notre disponibilité consacrée à la création. Hypocrisie totale, quand chacun sait dans le secteur du livre que la réalisation d'un album de bande dessinée ne permet pas d'avoir une activité alimentaire. Nous devons défendre un besoin pressant de dégager du temps pour assurer la réalisation d'une œuvre alors que le temps nous l'avons, nous n'avons que cela, mais d'argent point ! Tout cela pour ne pas formuler dans les dossiers du CNL que nous dépendons des aides de l'Etat. Parce que les éditeurs refusent d'assumer le prix du livre. Finalement les assistés ce sont eux et non les auteurs au RSA.
Ces aides nous les obtenons au mieux une ou deux fois dans une vie, elles frisent des sommes allant de 2000 à 15000 euros, cela dépend de facteurs assez flous pour les bénéficiaires. Le CRL nous dit que ce n'est pas le fait de la qualité de l'œuvre quand nous essuyons un refus. Apprenant que M le pédophile qui fouille dans la corbeille de Sade a touché de la part de l'organisme 600 € par mois durant des années pour mener à bien son œuvre, nous voulons bien le croire.
Ce système est alimenté par la naïveté des auteurs, le cynisme de certains éditeurs et des organismes chargés de faire rayonner la création littéraire en France. Tout cela laisse apparaître à la façon d'un Festin Nu la réalité de notre système culturel.
Depuis mon confinement je fais défiler les différents fils d'actualité et je me demande comment le gouvernement tirera profit du COVID-19 s’il le peut. Les info concernant le rassemblement des Gilets Jaunes d'aujourd'hui sont passées à l’arrière plan...
Nous sommes confinés mais sur le pont.
Je me souviens alors de l’ovation qui avait été faite aux policiers en 2015 au moment des attentats. Le personnel soignant portant à bout de bras l'épidémie de COVID-19 aura-t-il droit aux mêmes applaudissements ? Les circonstances ont pris le dessus sur les tergiversations politiques, comment serait-il possible de revenir en arrière après COVID ?
Les épreuves, qui jettent aujourd’hui une lumière crue sur la faiblesse et la dangerosité de la politique de gouvernement, lui permettront-il de reprendre ses dossiers comme avant ? Car il y aura un avant et un après COVID...
Les dirigeants pourront-ils encore faire comme si le réchauffement climatique ne causait pas actuellement 3000 morts par an en Europe ? Et que ce chiffre pourrait bondir à 152.000 d'ici la fin du siècle... Et nous qui acceptons aujourd'hui sans broncher (ou presque) le confinement et la fermeture des écoles, serons-nous capables demain, dans quelques mois, de nous passer de voitures dans les centres-villes ? Le premièr ministre vient d’annoncer la fermeture obligatoire de tous les lieux publics non indispensables à partir de minuit. Les bureaux de tabac échappent à la restriction, sur le même plan que les pharmacies... Comment faut-il interpréter le caractère « essentiel » d’un bureau de tabac ?
Les causes de mortalités prématurées dans notre société sont nombreuses et aucune mesure drastique n’est prise. COVID avec ses courbes permet d’envisager les dégâts à court terme. Mais l’explication n’est pas suffisante.
Nous savons que la crise climatique ne connaîtra pas de rémission dans les prochaines décennies. Les conséquences en cascade sont lancées et même si nous étions irréprochables aujourd'hui, le scénario le plus optimisme est désastreux.
Profitons de ce confinement pour faire le bilan de nos priorités, celles qui concernent la collectivité et pas seulement notre clan, notre famille. Mon fils de neuf ans m'a dit au cours d'un discussion sur le climat : "En fait, notre maison principale c'est la terre et notre maison secondaire c'est notre maison." Je ne lui ai pas soufflé. La prise de conscience arrive tôt chez la nouvelle génération...
Il est manifeste qu'aujourd'hui la plus petite parcelle de terre cultivée ici ou là concerne l'ensemble de la population ; que nous y mettions des pesticides ou qu'au contraire nous la soignions en appliquant les gestes d'une culture responsable dans le respect du vivant. Ce qui se passe dans notre assiette concerne l'autre.
L'autre aurait le droit de nous dire, puisque l’Etat est inexistant ici : "Eteins ton moteur quand ta voiture ne roule pas. Pour profiter de ta clim en pleine canicule tu pourris l'air de tout le monde !". Voilà en substance le genre d'échanges que nous aurons un jour, avec plus ou moins de courtoisie, si l’Etat n’intervient pas sur le réchauffement. Nous pratiquerons un activisme du quotidien. Sera-t-il vivable ?
Je tenais à publier ce billet à cette heure-ci car depuis plus de vingt-quatre heures je suis avec beaucoup d’intérêt l'évolution de la collecte de fonds qui permettra d'éponger l'amende de 256.000 $ de Chelsea Manning pour le compte de la justice américaine. Cette justice a dû anticiper la mise en place de cette collecte, aussi nous pouvons considérer que cette amende exorbitante nous est aussi adressée.
Il est à présent 19h57 et 233.280 $ ont déjà été réunis. C’est beau à voir. J'ai la naïveté de voir dans cette mobilisation la nécessité d'une liberté de savoir affluant des populations du monde entier. Nos différences s'annulent presque toutes devant ce besoin inassouvi.
Je sais bien que certains esprits terre à terre diront : "Chelsea Manning ne sera jamais dans le besoin, il y aura toujours des collectes de fonds, les recettes obtenues des œuvres tirées de sa vie, et puis elle écrira un livre..."
Oui, je sais cela, ma naïveté acquière des limites avec le temps. Mais rien ne peut enlever à la population le besoin de payer cette dette, son sentiment de reconnaissance, sa conscience que Manning l’a payée au centuple. Cette amende est également la nôtre. Elle est à ce jour le prix qu’un gouvernement démocratique nous fait payer pour jouir des libertés fondamentales que nous revendiquons : savoir, parler, informer, communiquer les informations d’intérêt général, indispensables à la construction d'un avenir égalitaire pour tous face à une extinction de nos droits et du vivant programmée.
Que les plus riches, qui ne sont pas nombreux, conçoivent déjà les plans de leurs habitats capables de résister à la crise climatique, qu'ils aient déjà les moyens de financer leur retranchement, leurs resources en alimentation et en eau, en énergie, qu'ils savent déjà comment asservir à l'aide de bracelets électroniques des employés qui auraient en tête de rejoindre leurs semblables, la majorité de la population en pénurie de vivres et en proie aux déchainements des catastrophes naturelles ; que cette réalité à venir soit portée à notre connaissance grâce à des organisations comme Extinction Rébellion nous donne des éléments pour nous défendre, protéger nos espaces de vie et le vivant.
Ce que Chelsea Manning a contribué à faire connaître au public avec des documents secrets et son histoire judiciaire est que les puissants sont prêts à tout pour survivre, d'une part, et anéantir ce qui nuira à cette survie d'autre part.
Voilà la nécessité absolue des lanceurs l'alerte, voilà la raison essentielle à mon sens pour laquelle la population doit considérer leurs amendes comme les siennes.
Nous ne faisons qu'un avec Chelsea Manning et les autres. Ce qu'ils sont capables d'endurer au fond de leur cachot est surmontable dans la mesure du possible grâce à notre capacité d'assurer leur défense et leur sortie de prison. Ils parlent, ils assument la sentence, nous payons. Un jour ce sera peut-être notre tour. Ce que nous sommes capables de faire pour Chelsea, je veux croire que cela relève d'une humanité hautement responsable. Plus éclairée que ce que veulent nous faire croire les politiques nous faisant porter la responsabilité du gaspillage et de la surconsommation.
Ce que nous sommes capables d'endurer pour échapper au COVID-19, nous devons le mettre en pratique pour échapper à la mort du vivant. Une journée de débrayage par mois par exemple est largement envisageable ; nous nous préparons à des semaines aujourd’hui pour cause d’épidémie.
Ce que nous savons des manquement de nos gouvernements, ni le COVID, ni aucun autre virus doit nous le faire perdre de vue. Les milliardaires et politiques achetés, main dans la main, comptent sur leurs fortunes pour survivre, nous réalisons chaque jour que leurs fortunes est le fait de notre consentement.
Ils sont peu, nous sommes nombreux. Nous savons grâce aux activistes que le jour venu ils nous laisseront à la porte de leur bunkers, sans remords. Ils ont du pouvoir tant qu'ils nous font peur, avec leurs armes, leur chômage, leurs prisons, leur justice, leur spéculation. Nous sommes forts parce que nous savons ce qu'ils font.
Le confinement nous montre que nous pouvons vivre avec moins de choses que ce qu'ils nous vendent. Vivre simplement coûte infiniment moins cher que de courir après l'accumulation de bien secondaires. La vie est notre bien le plus précieux. Pardon de rappeler une évidence. Que nous vivions simplement provoquera la ruine de leur projet de survie excluant le reste de l'humanité.
Il est 20h25 et la collecte de fonds pour Chelsea Manning est à présent de 236 .920 $. Je vais dîner et je reviens dans un moment pour corriger mon texte...
00h26, la collecte est de 260. 092 $ sur 256.000 $. J’ai envie de le crier à la fenêtre.
Nous allons gagner ici et sur beaucoup d'autres fronts.
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