Nous, auteurs BD, quelle est notre position dans la transition énergétique ? Je suis sûre que nous ne doutons pas de la fin du monde, quant à la fin du mois c’est une question que nous connaissons bien. Plus de 30% d’entre nous crèvent la dalle (pour appeler un chat un chat) et ce phénomène ne se produit pas à la fin du mois, mais entre deux contrats d’éditions comme on le sait largement aujourd’hui. Malheureusement ce débat reste cantonné dans le pré carré de nos problèmes internes et, au contraire de ce qu'on aimerait croire, il n'ébranle pas l’ensemble de la chaîne du livre et interpellent seulement les quelques lecteurs dotés d'une véritable éthique à l'égard de leur objet de passion. Soyons honnêtes, cette précarité nous concerne avant tout, nous, auteurs. Aujourd'hui et de plus en plus la question de notre avenir demeure ; pas seulement en tant qu’artistes mais également en tant qu'humains, comme tout le monde. Bien sûr, nous nous battons pour nos droits, pour des conditions décentes de travail, pour une juste rémunération (et encore : nous nous battons, façon de parler, nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour continuer à faire des livre, sans être broyer par le système de l’édition), mais au fond, quels sont nos véritables moyens d’actions pour nous défendre ? Pour faire valoir nos droits face à la surproduction de livres, face aux deux/trois hyper-maisons-d’éditions qui monopolisent les places en librairies et dans la presse ? Ces mêmes filiales géantes qui font la pluie et le beau temps, orientent les auteurs par l’appât du gain sur les sujets et thèmes des albums à venir, fabriquent la mode, imposent un format de récit, en surfant sans scrupules sur une actualité souvent dramatique, et s’octroient au passage, sans concurrence possible, l’adaptation en BD des romans qui cartonnent en librairies. Du même coup, on nous sert à des sauces différentes, les mêmes romanciers, les mêmes scénaristes, les mêmes séries, les mêmes idées... Les omnipotents de l'édition créaient des maîtres et les marginaux que nous sommes… Dans ce contexte, à quoi pourrait ressembler un auteur BD s’il faisait grève ? Nous savons bien que si on arrêtait de bosser on ne pénaliserait que nous-mêmes ; puisque notre raison de vivre nous serait confisquée. Aujourd’hui, au drame des artistes/auteurs s’ajoute le drame de l'humanité tout entière. Pour dessiner, écrire, continuer d’exister dans cette machine à broyer les minorités, il faut respirer, boire, s'émerveiller du spectacle de la nature et, sans aller jusqu’à se sentir fière d’être un homme ou une femme, il ne nous reste plus qu'à se montrer digne de l’être, en refusant, quoiqu’il en coûte, la barbarie exercée sous toutes ses formes. Cette barbarie, les abattoirs en sont l'extension d’une plus lointaine faite à l’Homme au quotidien depuis toujours ; dans notre isolement elle est latente, lancinante à la façon d'une migraine qui nous pourrit la vie et que nous trimballons malgré tout parce qu’il faut avancer... Nous, auteurs et artistes du livre graphique, malgré notre précarité, nous ne pouvons pas séparer notre cause de la transition énergétique. Nous sommes à l’origine d’une production de livres qui demande des usines, du papier, des machines, de l’énergie ; et il aberrant, inacceptable, dégueulasse, obscène de voir le surplus de ses livres aller au pilon, de voir les éditeurs indépendants, qui nous défendent, payer pour leur destruction alors que tant de gens, ici et ailleurs, n'ont pas accès aux livres. Les grosses filiales de diffusion chargées de placer chaque mois les nouvelles sorties BD chez les différents distributeurs (libraires et hypermarchés) pénalisent l'éditeur qui ne vend pas assez, en lui infligeant une amende ; elles se foutent comme de leur première Pampers© des livres confidentiels qui n'atteindront pas le millier de ventes. Ces livres rares, par leur discrétion, et qu’il faut chercher pour trouver (car leur publicité est quasi-invisible), sont la richesse des éditeurs indépendants, contribuent à la diversité de nos lectures, à la création graphique. Les diffuseurs sont des hommes d’affaires, ils sont dans le livre comme ils pourraient être dans le textile ; ils défendent ce qu’ils sont sûrs de placer, et les libraires jouent le jeu : ils mettent en rayons les produits qui assureront le loyer de leur local commercial... Les libraires dénoncent la vente de livres en ligne mais trop peu d'entre eux défendent les auteurs marginalisés par les grandes firmes. Tous les ouvrages sont facilement accessibles en ligne, tous les auteurs y sont représentés, sans considération de notoriété ou de chiffres de ventes ; dans ce cas, quelle doit-être notre position ? La réponse va de soit. Nous, les auteurs, éditeurs de passion, nous nous donnons les moyens de réaliser des livres qui nous coûtent plus qu’ils ne nous rapportent. La passion et le désintéressement au service d'une œuvre ont un coût, et sont rarement lucratifs. Quand on me demande si je vis de mon métier, je réponds sans fierté : « Je vis pour mon métier. » C’est facile de pleurer, d’ailleurs, je le ferais tous les jours si je ne voyais pas les coteaux depuis la fenêtre de mon atelier. Tout le monde pleure, joue du violon avec la fin du mois, mais la fin du mois nous concerne tous ! Allons nous nous livrer à des comptes d'apothicaires ? Ceux qui pleurent le plus fort et se font entendre, ceux qui ont un moyen d’action direct, genre grève (puisqu’il n’y en n’a pas trente six), sont les mêmes qui malgré la violence de notre système et les difficultés qu’elle nous inflige, survivent malgré tout. Il n’y a pas de solidarité dans le secteur du livre. Le milieu de la bande dessinée n’est pas une grande famille. Arrêtons de jouer les artistes enfantins dans les salons du livre devant les gentils lecteurs, en leur servant la chanson de l’auteur qui a la chance de pratiquer sa passion. Il n'y a que les profanes pour avaler ce refrain. La passion n’est pas du nucléaire, elle est biodégradable, elle s’étiole avec l’âge et si l’on n’y prend pas garde, elle meurt de la toxicité ambiante. Il faut la soigner, la protéger, lui offrir les conditions nécessaires à sa pérennité... Et ce n’est pas sur le système de l'édition ultra-libérale qu'il faut compter, bien qu’il prétende vendre du rêve. Le fric est son langage. Et nous, poètes, artistes, auteurs, ce langage nous ne le comprenons pas, ou trop tard ; on n’a pas l’enzyme, la protéine ou ce qu’on voudra, pour saisir et utiliser ce langage du fric. Une réalité qui, dans ce monde nous rend extrêmement vulnérables et nous conduit à l’extinction de masse, au même titre que les abeilles et les mammifères marins pour ne citer qu’eux. Notre métier, nous le pratiquons dans la douleur, il est l’équivalent d’une résistance : on se prend des mandales, on subit de plein fouet l’injustice avec nos 10% de droits d’auteur quand le diffuseur prospère, s’en prend 30 ou 40, et saigne financièrement (il n’y a pas d’autres mots) les éditeurs indépendants pour promouvoir de la façon la plus cynique leurs catalogues, en ne les défendant pas comme l'exigerait leur professionnalisme. Nous, auteurs, résistants, qui sommes la diversité et la singularité, arrêtons de nous acharner, de nous battre pour exister dans ce système où nous resterons perdants. Nous sommes face à un mur de fric avec des rêves et des idéaux ; ce qui nous attend si on ne change pas de cap c’est le crash. La transition énergétique, la question climatique, l’avenir de l’humanité est notre véritable problème. Bien sûr, on ne gagne pas de pognon, mais ça fait des années que ça dure et on n’est pas morts ; démerdons-nous pour survivre, encore et encore. Refusons les pillons, lâchons les gros diffuseurs, arrêtons de les engraisser, fédérons-nous sur le modèle des coopératives pour diffuser les livres (ou sur d'autres modèles si quelqu’un a une meilleure idée), les auteurs aussi peuvent s’y mettre : au lieu de se battre pour gagner 2 ou 3 % de plus en droits d’auteurs, utilisons cet acquis (s’il arrive un jour), pour aider les éditeurs indépendants à financer leur propre diffusion, soigner une éthique et contribuer à changer ce système mortifère... Nous devons rejoindre ceux qui se battent pour le climat car ce sont eux qui trouveront des alternatives à notre société capitaliste génocidaire que l’industrie du livre engraisse. Refusons de participer à ce carnage, changeons d’angle d’attaque. Cessons de convoiter un contrat chez les gros éditeurs car ainsi nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis. Les éditeurs indépendants sont nos plus proches alliés, la diversité de la lecture et de la narration graphique est entre leurs mains. Actuellement, le marché de l'édition de la bande dessinée favorise la précarité, la marginalité et des conditions de travail irrespirables ; si l'on ne fait rien, c’est la déprime abyssale au bout du chemin et l'ultime question : à quoi bon faire des livres dans un monde qui s’écroule ?
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