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Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 13 févr. 2019

Le soir, se représentant la potentielle dégradation physique de Michel, la distance à effectuer en voiture jusqu’à l’hôpital, la circulation en centre-ville, les innombrables manœuvres pour trouver une place sur un parking bondé, Cécile cède à la panique. De sa base où il était en charge elle arrache le combiné téléphonique pour appeler sa voisine. Marie-France, très amicalement, accepte de l’accompagner à l’hôpital des Tilleuls le lendemain. La voilà à présent dans le vaste couloir qui mène à la chambre 810. Marie-France escorte sa voisine affolée, qui ne porte pas de chaussures à talons cette fois, mais des bottines, beaucoup moins bruyantes dans les lieux à forte résonance. Par ce choix vestimentaire Cécile pensait allier à son désir de discrétion un calme nécéssaire à ménager sa migraine, elle n'avait pas prévu le couinement des semelles de crêpe sur le sol vitrifié, néanmoins, il se révèle préférable à ce foutu claquement... Marie-France, qui n’est pas du genre à porter des talons aiguilles, ne s’est jamais souciée de l'impact sonore de sa démarche dans les lieux publics, même singuliers comme celui-ci, où on ne sait pourquoi les gens parlent à voix basse. Le lieu, pour des raisons aussi peu probables que l'agencement de son architecture et son décors, impose le calme et la résignation aussi bien chez le patient que chez le visiteur. Cette discipline implicite — qu’on appelle rapidement respect, notion insuffisante qui omet la crainte comme première motivation — est comprise par chacun, au-delà de son degrés de sagacité, dés son entrée dans le hall d’accueil. Etranger à ce sentiment d’asphyxie le personnel hospitalier circule librement, au mépris d'une signalétique indispensable pour toute personne extérieure ; il s’affaire à la fois au maniement du stylo à bille, à l’étude des ordonnances, à l’acheminement des chariots médicaux et des repas avec un rythme infaillible... Marie-France observe les jeunes gens, de l’infirmière au brancardier, et remarque avec stupeur qu'ils sont tatoués pour la plupart. Elle n’avait jamais réalisé l’ampleur du phénomène de mode, et pour la première fois elle associe l’image du voyou à celle de l’interne en psychiatrie... Cécile marmonne, il semble qu’elle énonce à voix basse le numéro des chambres qu’elle dépasse. Cette discrétion consciencieuse agace Marie-France qui s’y soumet pourtant comme les autres, bien qu’intimidée, elle remarque l’absence de consignes imposant au public une certaine discipline. Dans un rêve de désobéissance rapidement oublié, elle constate que chacun est invité au respect de la tranquillité de tous par des affichettes réclamant l’extinction des téléphones portables, elle pourrait s'affranchir de la règle puisque personne ne surveille, en apparence, d’ailleurs, des sonneries retentissent ça et là, on assiste malgré soi à des conversations importunes et sans intérêts... Le silence, sous l’effet d’une autorité invisible, tend à s’appliquer de lui-même ; "comme dans une bibliothèque ou une église, le genre d’endroit où on est tout aussi mal à l’aise", se dit-elle. La raison pour laquelle elle n’y met jamais les pieds lui apparaît alors, limpide. "Pourtant, ce n’est pas l’heure de la sieste", conclut-elle ainsi son analyse... Elle sait que Michel a soixante-douze ans et elle regarde Cécile, cette petite sœur de soixante-cinq ans, avancer en mode automatique, éviter les regards des patients mal-en-point comme s’ils risquaient de la contaminer par leurs dents manquantes ou le sparadrap appliqué sur leurs perfusions ; elle serre son sac à main contre son flanc — a-t-elle peur qu’on lui arrache, après quarante ans de changements à Gare-du-Nord pour se rendre au bureau ? Ou bien le tient-elle à la manière d’une enfant, pour s’extraire de la situation, garder en tête qu'elle sera très vite de retour à la maison ? — Pour autant, elle a fait du chemin : Cécile a intégré le monde de la psychiatrie au sien. Cela était encore impensable quelques semaines plus tôt. Bien qu’elle ait toujours connu son frère malade, une forme de réalité s’est précisée ses derniers temps. Une toute petite forme d’une toute petite réalité. Il lui en manque la plus grande partie, mais elle ne le saura jamais. La psychiatrie, c’est déjà pas mal comme approche de l’exclusion si on la transpose à la société tout entière : Cécile pense que son frère a de la chance dans le fond, même s’il mourait dans la semaine, ce serait au chaud. L'isolement a des vertus quand on s'y résigne. Depuis qu’elle sait qu’un nombre improbable de schizophrènes sont à la rue, elle s’est sensibilisée à la condition des S.D.F. Juste sensibilisée ; elle est encore incapable de les approcher ou de les regarder, elle le sera peut-être dans une autre vie... Là, elle est juste sensibilisée. Dans les couloirs de l’hôpital, elle croise des zombies en tuniques blanches et pense que les soins prodigués à son frère se résument à un abrutissement. Depuis cinquante ans qu'elle côtoie la maladie, elle demeure incapable de se faire un résumé clair de la schizophrénie, ni même du traitement que reçoit Michel (qui en a changé plus d'une fois au cours de sa vie), elle confond électrochocs et lavage de cerveau, de même qu'elle pensait l'époque de leur utilisation révolue... Elle sait seulement qu'après de telles séances, il y a des années, Michel n'a plus été le même ; aujourd'hui, peut-être à cause de son âge, la sismothérapie — le nom édulcoré des électrochocs — est exclu en ce qui le concerne. Au fond, Cécile ne sait rien de son suivi médical, elle voit simplement son frère, une ou deux fois par an, diminué avec le temps. Marie-France, de son côté observe et déborde de réflexions, apprécie finalement ce voyage initiatique. Elle se félicite d’avoir accompagné Cécile même si, malgré la richesse de leur exploration, chacune nourrit le désir d’abréger le séjour. Michel a sombré dans la folie à l’âge de vingt-cinq ans, Cécile était adolescente. "Un matin il n'a plus été capable de se lever, lui qui était assidu au travail", répète-t-elle souvent. Elle a vu et elle sait des choses qu’elle ne s’explique pas, plus de cinquante ans après. La maladie mentale, comme on dit, ou folie — elle se fout de la nuance — lui est familière ; elle ne l’a pas quitté malgré tous ses efforts pour vivre à part, se mêler aux gens normaux. Elle était convaincue que la folie appartenait au monde de la psychiatrie, qu'elle était contenue entre ses murs. Mais aujourd’hui que Cécile est devenue l'unique personne à se préoccuper du sort de Michel, les murs de l’hôpital sont poreux et bientôt ils seront invisibles. La présence rustre de Marie-France lui assure un maintien qu'elle serait incapable d'assurer seule : elle sait qu’elle ne pleurera pas devant Marie-France ; devant Marie-France, elle sera obligée de faire l’effort de questionner le médecin, de s’intéresser à la réalité comme le ferait toute personne responsable de quelqu’un, et de passer outre sa terreur d’entendre prononcer les mots d’un spécialiste et ses diagnostiques. En croisant la chambre 808, Cécile est moins anxieuse que la première fois, cependant, elle se fige devant la 810, hésite, le temps d'un regard vers Marie-France. Seule hier, elle n'avait pas réfléchi si longtemps avant de frapper... Quand elle ouvre la porte, Michel est assis sur son lit. Les jambes couvertes négligemment par un drap, il mange un gâteau. Ses mains sont libres. Comme à son habitude, depuis le jour de sa première paye, il a choisi des vêtements élégants, a peigné avec soin sa chevelure fournie d'un gris métallique et régulier, taillé sa moustache ; il râle parce que ses dents manquantes l'empêchent d'apprécier le sablé breton qu’on vient de lui apporter : La marque qu’il préfère, "si rare dans les hôpitaux !" précise-t-il. C'est à peu près toute sa contrariété. Cécile pense que les calmants ont fini par agir, à présent, la tranquillité de Michel ne correspond plus à son aspect physique : le visage tuméfié, les bras bleuis par les multiples injections, les cernes creusées par une extrême fatigue... son calme apparent est plutôt de l’ordre d’une paix engourdie. Tout cela mène à penser qu’il ne va pas mourir ; pas dans les jours qui viennent en tous cas, le médecin s’est trompé. "Il ne va pas si mal, en fait", murmure Marie-France.

(à suivre...)



Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 18 sept. 2019

Les voilages aux fenêtres de la cuisine sont immobiles. Les bords de la cuisinière nettoyée avec soin renvoient une vive lumière d'été, blanche et sans nuances. Elle rampe sur le sol aux tomettes bleues, sur l’évier et sur le voilage fait-main qui dissimule les produits ménagers. Michel se revoit debout, maigre et timide, anéanti par le discours poissard de son père qui dégrafe une fois encore, sa boucle de ceinture. Il se souvient que ses chaussures étaient des enclumes et qu'il était incapable de bouger. Il aurait pu se sauver, mais il se laissait insulter et battre. Etait-il déjà fou ? Qui se laisserait traiter ainsi ? Son père frappe avec la boucle ; Michel reçoit le coup dans les cuisses, osseuses et nues, puis dans les reins, et encore sur le dos ; il ne bouge pas. Replié sur lui-même il imagine se protéger. Quand les coups cessent, il attend encore qu’on lui dise : « Dégage ! ». Il monte l’escalier en nage, haletant, et dans sa chambre, l’esprit confus il cherche à comprendre ce qu’il vient de se passer ; comment aurait-il pu éviter cela ? Sur son lit, dans cette chambre baignée par la même lumière, Michel a bientôt soixante-treize ans, et se pose encore la question ; sa sœur doit passer tout à l'heure, il en profitera pour lui demander ce qu'elle en pense, et si malgré tout, leur père les aimait...

Cécile a trouvé une place dans un EPHAD à deux pas de chez elle. Elle a eu de la chance, il n'y avait plus qu'une place vacante. Cécile doit s'occuper de toutes les démarches administratives pour concrétiser ce transfert. Il faut s'assurer que l'EPHAD accepte Michel en raison de sa maladie et de son traitement lourd. Si c'est le cas, elle va pouvoir aller voir Michel plus facilement, se déplacer à pied ou en vélo, s'occuper de le ravitailler en vêtements et confiseries, lui faire des gâteaux, venir le chercher pour déjeuner ou pour goûter... Dans le temps, Michel pouvait boire un verre de vin le soir, mais à présent c’est exclu ; il tient à peine debout, dans son corps fragile, l'équilibre de son esprit l'est tout autant. Pour effectuer le moindre déplacement il faut aller le chercher et le tenir du point A au point B ; il penche d'un côté, ses jambes ne répondent plus du tac au tac. L'information met du temps à circuler : sa jambe se lève une bonne minute après que son cerveau l'ait commandé... Entre le moment où sa belle-famille l’a déposé aux urgence de Melun et celui où il été hospitalisé à quarante kilomètres de chez Cécile il s’est écoulé deux semaines durant lesquelles il n’a pas reçu sa dose quotidienne de Tercian© ; raison de son pétage de plombs qui a occasionné une chute grave et la suite des évènements... A son arrivée à l’EPHAD, Michel pense qu’il est là pour une cure de repos, il est sous calmants mais les antipsychotiques, eux, n'agiront que dans quelques semaines. Il ne sait toujours pas que sa femme est morte. Les jours s’écoulent et il voit qu’on prend des habitudes à son égards. Il fini par comprendre que la question d’un retour prochain à Melun n'est pas à l’ordre du jour. A une aide-soignante venue lui apporter sa ration de pilules, Michel réitère son intention de fout’le camps vite fait ! Il hurle dans un monde de sourd. Le lendemain, le soleil est à peine levé quand Michel, échappant, à la surveillance de tous, s’enfuit. Il tient à peine sur ses jambes et, penché du même côté, il parvint à rejoindre la route : sa destination. Il peut enfin s'y coucher. Il espère le passage d’un camion mais le poids lourd ne vient pas, à sa place le personnel de l’HEPAD en rang serré approche. On le ramasse, encore une fois, non sans difficultés ; on le ramène dans sa chambre, toujours ensoleillée. Cécile a attendu qu'on lui confirme l'efficacité des traitements antipsychotiques pour annoncer à Michel la mort de sa femme et le déménagement de son appartement. A présent, il vivra ici, près de chez elle et elle viendra le voir deux ou trois fois par semaines. Michel est d'accord et la remercie de ne pas l'avoir laissé tomber. Veut-il une photo de sa femme sur sa table de nuit ? Non, ça ira. A-t-il besoin de quelque chose ? Oui, de gâteaux bretons de cette marque-là. Où sont ses cahiers avec ses relevés de comptes reportés à la mains, les débits écrits en rouge et les crédits en bleu ? Ils sont là, dans le deuxième tiroir de la commode. Tout va bien.

Michel se replonge dans ses albums photos organisés par thèmes : les vacances d'été avec son ami Bernard, l'année de ses dix sept ans au Gué-de-Longroi, et ses vingt ans en Algérie, où il pose fièrement, habillé en soldat, lunettes de soleil et arme à la ceinture. Il veut en faire agrandir une épreuve et l'épingler au mur devant son lit ; il demande à Cécile si elle peut s'en occuper, laquelle demande à ses enfants s'ils veulent bien s'en charger. Son fils prend une photo numérique du minuscule cliché argentique en noir et blanc aux bords dentelés avec son iphone, et en tire une impression de bonne qualité à son bureau. Cécile rapporte à Michel cet agrandissement correct et qui n'a rien coûté. Du coup Michel en demande un autre, le même processus se répète une bonne dizaine de fois. Cécile est gênée de déranger son fils si souvent mais Michel promet que, cette fois, c'est la dernière photo. Il a même offert à son neveu une cafetière Nespresso en remerciement, ignorant que ce dernier avait décidé de proscrire tous les emballages à usage unique. Le fils de Cécile a écrit un mot pour remercier Michel puis a rangé la machine dans un placard, pensant l'utiliser exceptionnellement ; peut-être pourra-t-on faire des guirlandes avec les capsules de couleur en aluminium... Aujourd'hui Michel est entouré d'une cinquantaine de photographies de lui, jeune, fort ; il les contemple, accrochées aux murs de sa chambre. Se raconte-t-il une histoire ? Ce n'est pas sûr. Y a-t-il seulement une histoire à se raconter ?








Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 18 sept. 2019

A présent que Michel est interné à L’EPHAD, toutes ses affaires sont rangées chez Cécile, soigneusement, dans des cartons stockés au garage. Elle hérite de ses vieux vêtements, de ses papiers administratifs, de ses boutons de manchettes que le temps a écaillé, de ses bérets, des photos de sa femme... Curieusement, Michel n’en a conservé qu'une seule, épinglée au milieu de la multitude de photos de lui-même et qu’il a plaisir à regarder agrandies aux murs de sa chambre. Comme je travaille sur La Trahison du Réel j’interroge Cécile sur les documents qu’elle aurait pu trouver sur la vie de Michel : a-t-il laissé des écrits, des dessins ? Il était question à une époque de son goût pour les crayonnés, la fabrication de maquettes en allumettes, l’écriture...

- Oui, me dit Cécile, il a laissé une lettre.

- Ah ! Oui ! Je peux la voir ?

- Non, je l’ai jetée.

- Jetée !? Mais comment !? Où ? Il faut la récupérer !

- On ne peut pas, je l’ai brûlée. — Je crois n’avoir jamais rien entendu d’aussi irréel —

- Mais enfin ! Pourquoi ? Quelle idée t’a prise ? Que disait cette lettre ?

- Je ne sais pas, je ne l’ai pas lue, cette histoire est trop dure, me confie-t-elle. — Je tente, difficilement de contenir ma colère :

- Enfin, bordel ! Il se farcit quatre-vingt ans d’abandon, d’humiliations, quarante ans d'internement et il écrit une lettre dans sa vie, une seule, dans laquelle il parle de lui et toi tu n’as pas le courage de la lire !? Et tu la brûles ! J’aurais pu la lire moi ! Je t’aurais raconté... ou pas ! Enfin merde ! Tu gardes ses boutons de manchettes en plaqué or dont tout le monde se fout et tu brûles sa lettre... C’est dingue ! C’est pire que la vraie mort ! Non ?

Un douloureux silence s'installe puis Cécile conclut :

- Je m'en veux... Mémé était pareille, elle jetait tout.

Un vide incommensurable se creuse une fois de plus entre son existence et la mienne, comme s'il était l’histoire de ma vie : Une impossible unité, la quête vaine d’une cohérence, le désir enfantin de découvrir en ce monde un trésor enfoui. Dans cette famille on brûle, on déchire, on ne parle parle pas, on repousse les drames dans les marges de la vie quotidienne et les corvées de tous les jours. L’histoire de la famille continue de partir en fumée, comme un feu de forêt que les générations ne parviennent pas éteindre. Mon cousin aussi était schizophrène, suicidé au volant de sa voiture lancée à toute vitesse contre un platane... le neveu de ma mère, la sœur duquel avait été adoptée par le second mari de ma tante, elle-même chassée de la maison pour avoir fait un enfant hors-mariage... Tout a été détruit avant sa mort : photos, actes de naissances, livrets de famille... Ma tante a tout détruit avant de mourir, y compris l’histoire de son premier enfant, une fille baptisée du nom de Cécile qui vit, encore aujourd’hui, avec le mystère de sa naissance... De mon cousin suicidé il ne reste qu’une photo, enfant, souriant près de sa sœur adoptive à qui il a livré ses secrets et confié son projet de mourir avant que leur mère ne rentre des courses...

Aujourd’hui Michel est trop diminué pour parler de tout ça et il n’en a pas envie. Lui même n’a pas de récit à proposer, à part des bribes, éparses, qu'il ressasse et le submergent par temps gris. Ma mère ne cesse de me recommander de ne pas lui parler du livre que j’écris, mais ce n’est pas mon intention ; d’ailleurs je doute que le surréalisme berlinois d’après-guerre intéresse beaucoup Michel... L’angoisse devance les mots et demeure hors de toute rationalité. La peur de dire avant-même de penser. Voilà qui, pour écrire, constitue le handicape ultime ; le dépasser relève de l’endurance, d’une confiance aveugle en un possible dont on n’est jamais sûr qu’il puisse s'incarner un jour. Cette confiance est du domaine du pari, de l’irrespect, du refus acharné de l’isolement dans lequel on a grandi, du besoin de fabriquer l’objet qui nous appartient.


Michel


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