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Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 14 déc. 2021

Nous marchons avec mon fils de onze ans dans la campagne, le chien gambade devant nous quand retentit un coup de tonnerre, comme un pétard Mammouth jeté tout près de nous dans une fête foraine, nous sursautons, le chien fléchit sous la surprise, la peur nous a figés et fait battre le cœur, je mets du temps à me reprendre. A l’entrée du bois nous les voyons d’ici, les chasseurs sont tout près. Ils sont là depuis le matin, cela fait plus de dix heures qu’ils occupent la campagne et font des rondes autour du plateau que nous appelons le Faillal, une promenade où chacun promène son chien, apprend à marcher aux enfants, se rend en famille le dimanche, escorte, par de belles journées, parents, aînés, poussettes… La colère m’envahit et la haine m’étrangle. Je ne suis plus d'humeur à regarder s'envoler l'avion en papier que mon fils tente de manier en virtuose, la ballade est contaminée par les pires images, une balle perdue sur l'un de nous, ça n’arrive pas qu’aux autres, ça n’arrive pas qu’à Compiègne ou dans les départements voisins, cela peut-être au cours de ta balade, de la mienne, aujourd’hui, demain, en plus de l'agonie promise aux chevreuils majestueux que je vois bondir dans le petit matin, qui n'ont même plus de forêts pour se cacher, cibles à découvert quand ils traversent les champs labourés…

Que faire ? Insulter les chasseurs, pour qu’ils m’insultent en retour, dégrader leur matériel, crever leurs pneus, taguer leurs véhicules, pour qu’ils méprisent et discréditent un peu plus les écologistes, déclarer la guerre, ou plutôt, répondre aux armes à feu par des armes ridiculement inoffensives… La chasse fait monter des pulsions de haine et de colère comme aucune autre pratique en ce monde en dehors de la violence, qu'avons-nous pour y faire face, pour dénoncer cette réalité ignoble, cette pratique grotesque qu’est la chasse dans notre société moderne, menée par des gens tout aussi grotesques, affublés d’uniformes grotesques par une belle journée d’hiver, des gens qui ne savent répondre à la beauté de la nature que par le bruit et la mort et leur déballage de matériel hideux et grotesque, rien, le silence hébété devant le déploiement de la violence grossière, le pas discret de notre progression dans la campagne en passant devant elle.

Vivre en milieu rural ne justifie pas de s’adonner à la chasse, la tradition n’a vocation ni de loi ni d’autorité, nous pourrions faire la liste des pratiques ignobles et dégradantes que les traditions autorisent, une société en progrès est une société capable de résilier ce qui nuit à l’intégrité des êtres humains et de la vie dans son état de règne absolu, une société incapable de protéger la vie est rétrograde et rien d’autre, basse, incomplète, ridicule, et ne fait que conforter les gens dans le plus immonde abrutissement.

Et nous qui voulons la vie, qu’avons-nous pour nous exprimer, les réseaux sociaux, hologramme démocratique dont nous ne voyons aucune répercussion dans le réel. Nous pissons dans un violon face aux lois de notre pays qui autorisent la chasse et se rend coupable de perpétrer l’abrutissement.

L’inquiétude ne nous quittera plus jusqu’au terme de notre promenade, nous regagnons la voiture en accélérant spontanément le pas.

Une société moderne incapable de préserver ce qui est beau, à savoir la nature et le vivant, n’a aucune légitimité, n’a rien pour elle, ne dispose d’aucun argument pour justifier sa politique, son existence en tant que société dite moderne, les autorités de cette même société sont pareillement abruties par elle, incapables de préserver ce qu’il y a de beau, d'inoffensif et qui nous est vital car, ne l’oublions pas, dans cette période d’effondrement, où l’avenir proche est incertain sur tous les plans, climatiques, sociaux, politiques, géopolitiques, où l’avenir des enfants est promis à des luttes militantes contre les dirigeants qui autorisent la guerre contre la vie, qu’avons-nous d’autre pour ne pas devenir complètement fous que ces espaces où la nature n’a pas encore tout à fait disparu ?

La chasse ne sert à rien, n’a aucune justification dans un monde moderne, elle ne régule rien et surtout pas les cycles de reproduction des animaux sauvages, les espaces sauvages étant réduits comme peau de chagrin. La chasse est une nuisance, tout simplement, la présence des chasseurs pollue les seuls espaces de recueillement qu’il nous reste dans un monde dévasté par l’étalement industriel. La nature est un espace commun, sa violation, sa détérioration sont condamnables. Après tous les accidents de chasse que nous connaissons, la société ne peut pas d'un côté faire appel, le temps d'une pandémie, à une prise de conscience collective et de l'autre, mépriser des gens inoffensifs inquiets de recevoir une balle perdue, pour laisser régner dans la toute puissance une minorité de chasseurs armés de fusils, au mépris du bon sens, à savoir, les lignes de conduite que réclame notre époque pour nous maintenir dans un monde vivable.



Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 12 sept. 2022

Sur la promenade le long du fleuve hors de la ville, une vieille femme dans la nuit s’est assise, l’eau noire renvoie à la métropole ses néons en miroir. Son regard hypnotisé par la lumière, elle laisse son esprit vagabonder à la surface de l'eau, se déplacer comme sur une carte qui pourrait composée des fragments de sa vie.

J’aimerais avoir des pensées philosophiques, pense-t-elle, mais je n’ai que des récits intimes. Nous tentons de nous élever, de nous déplacer au-delà de soi-même, d’avoir une vue d’ensemble de ce que nous sommes dans le milieu inapproprié et incompréhensible qui est le nôtre, nous tentons de faire la synthèse de cette rencontre de hasard entre soi et le milieu où nous avons grandi, mais la vérité est qu’il est presque toujours impossible d’en tirer une cohérence, une vérité, songe-t-elle encore, nous n’avons que des récits intimes dans le désordre, péniblement reformulés quand il arrive qu’on se raconte à quelqu’un. Par moment, nous nous surprenons à les faire évoluer. Dans ces moments trop rares nous avons un sentiment soudain d'élévation, pourtant le même récit n'a fait que prendre une forme en quelques points nouvelle, nous n'avons pas beaucoup avancé mais, conté autrement, placé à un autre endroit sur la carte mentalement construite, voilà qu'il nous permet de sortir, un très court instant, de l'effondrement, de nous sentir entier. Un très court instant. Dans le fond, il m'est impossible de penser en excluant ces récits intimes, pense la vieille femme, ils sont combinés à la construction de ma pensée, ils ont fusionné avec elle.

Un film lui revient à l'esprit, terrifiant et fascinant, dans lequel un scientifique cherche à se téléporter dans son laboratoire d'un module à un autre. Un soir, alors qu'il est à moitié ivre, il entreprend l'expérience, entre nu dans le module A et, selon ses calculs, après téléportation il devrait être reconstitué sur le plan moléculaire dans le module B. Malheureusement, à son insu, une mouche s'est introduite dans le module A avant le démarrage de l'opération, sa reconstitution moléculaire dans le module B se fait, par conséquent, en intégrant celle de la mouche. Les premiers jours suivant l'expérience, rien n'y paraît, puis de semaine en semaine le monstre se précise, croît, la mouche prend le dessus sur l'homme qui n'a plus rien d'humain.

Le récit intime est à la pensée philosophique ce que la mouche est au scientifique, pense la vieille femme. Nous devenons monstrueux à mesure que le récit intime prend le dessus sur le pragmatisme que nous attendions de la pensée. Mais le plus monstrueux n’est pas là, se dit-elle encore, comment l’idée d’une pensée lavée de son récit intime a-t-elle pu être pensée un jour ? Nous ne voulons pas connaître les événements intimes qui ont transformé une pensée, nous jugeons que les événements intimes ne regardent personne et que la pensée construite regarde tout le monde, voilà ce que pense la vieille femme.

La nuit s’est installée alors que la journée n’est pas encore finie pour les citadins qui fourmillent entre lieux de travail et foyers. La vieille qui s’est déportée à l'extérieur de la ville pour la contempler dans son ensemble, remonte le temps par l’esprit, aussi loin qu’elle le peut. A-t-elle été projetée hors de cette course entre travail et foyer ou s’en est-elle extraite d’elle-même, elle est incapable de le dire, en réalité elle n’a jamais été capable de mener cette course qui ne s’arrête jamais, elle a toujours eu besoin pour survivre de s’isoler, sans jamais cesser de l’observer de loin.

Mais où en est-elle déjà, oui, remonter le temps, s’il existe, aussi loin que possible par l’esprit, remonter le temps jusqu’à la petite fille. Être une petite fille est si loin, tellement oublié, il en reste des odeurs, des couleurs de robes, des noms de chiens et de chats, des jardins et des parcs, des vacances, des visages éternellement jeunes, des noms sur le bout de la langue, des adresses sans codes postaux, un numéro de téléphone resté en mémoire, l’appartement où elle vivait avec sa mère... être une petite fille, cette existence dans l’existence qui emplissait tout, soudain, ici et à présent, ce n’est plus rien. Du module B dans lequel elle s’est téléportée, est sortie une femme qui cache sans que cela n’altère son apparence, des récits intimes.

Comme la vie qui s’essouffle sous les injonctions, exister, réussir, s’affranchir, la petite fille disparaît sous ce qu’elle doit incarner dans toutes les sociétés. Ce qu’elle répugne à devenir, une adulte qui par devoir renonce aux mondes enchantés de ses rêveries, quand elle fixait le ciel, les bras en croix couchée dans le jardin... comme ce qu’elle se promettait de rester, la princesse gardienne de toutes les forêts, tous les animaux, l’infirmière magique qui soigne les plus grandes douleurs et fait revivre les morts, empêchent sa trajectoire, ce qu’elle aurait pu positivement devenir. C’est ainsi que les petites filles meurent des deux côtés du fleuve, pense la vieille femme, soit en restant ce qu’elles sont et qui les condamnent dans toutes les sociétés, soit en devenant politique pour survivre.

On dit que l’adversité rend plus fort, mais qui peut dire qu’une trajectoire ininterrompue n’est pas plus forte encore, voilà ce que pense la vieille femme, face à l’autre rive. Qu’elle soit laissée tranquille ou qu’elle soit empêchée, l’existence d’une petite fille est vouée à disparaître dans n’importe quelle société, parce que dans l’un ou l’autre cas il lui faudra se défendre, conclut-elle. Des forces extérieures écrasent son corps, elle subit une transformation par successions de collisions, gigantisme des protecteurs, claquements des sommations, vagissements des affections, persécutions des désirs… les batailles dans lesquelles elle se jette pour défier les forces qui l’écrasent, dérobe la petite fille au monde. Être une petite fille, ça n’a rien de petit, c’est une graine, qu’une succession d’erreurs ont gorgée de puissance dans les mains des vieilles femmes.

Dès le départ, très jeune encore, quand elle rêvait à son palais idéal, elle se disait qu’elle n’aurait jamais dû naître, après tout, personne ne lui a confié avoir jamais rêvé venir au monde... C’est le premier mensonge de lui dire que c’est une chance. Peut-être que les autres en font une chance, ça, elle n’en sait rien, elle ne peut pas savoir jusqu’où les autres s'accommodent de l’infortune. Elle s’en tient à l’évidence de son observation : un jour il faudra mourir. Voilà qui n’est pas un mensonge. L’angoisse qui avait étreint la petite fille est devenue objet de méditation pour la vieille femme. Cette unique angoisse, partagée par tous, aurait dû demeurer la seule, la seule à mobiliser sa pensée, son intelligence, son bon sens, elle aurait dû demeurer le seul objet de son attention. Mais un désir ignoble, adulte, s’est vautré sur le corps de la petite fille.

Dans la voiture qui roule dans la nuit, assise sur la banquette arrière réservée aux enfants, elle regarde la pluie s’abattre violemment sur la vitre, l'abîme qu’éclairent les gouttes projetées dans les phares, elle se dit : “C’est trop tard, je suis née, je vais devoir mourir." Le poids de ce devoir, l’importance incroyable de ce devoir est plus fondamentale que la mort elle-même, pense la vieille femme. Comment une tâche si lourde, une idée si énorme, à la fois silencieuse comme la chute d’une plume et dévastatrice comme l’explosion d’une bombe, peuvent-elles se glisser dans une petite fille ? L'importance incroyable de ce devoir aurait dû être la seule préoccupation de son esprit, mais le désir d’un adulte, son désir ignoble de l’enfant, est venu troubler le cours de ses pensées, sa concentration absolue, tout souillé, tout embrouillé, renverser le haut et le bas, le jour et la nuit, le dedans et le dehors.

Mortelle était une donnée fiable au moment où elle est entrée dans le module A. Sale et mortelle est l'intrus qui s’est immiscé, altérant sa téléportation dans le module B.

Des forces omnipotentes et monstrueuses entravent la manumission de la fillette, sans qu’elles puissent les identifier, elles ont fusionné avec elle, rendant confuses les vérités qu’elle avait entrevues et qui devaient lui permettre d’affronter les vérités venues du dehors.

La vieille femme songe encore. En rêve me revient le souvenir précis de cette confiance en ce mystère où je plongeais tout entière, ces interrogations vertigineuses qui occupaient mon imagination, cet océan gigantesque où se perdaient mes pieds minuscules, la sensation du monde qui me contenait. Pour quelques instants arrachés à l’enfance, j’ai occupé ma vie, sans même m'en rendre compte, à sauver la petite fille du naufrage, se dit-elle, et dans le fond je n’ai pas positivement existé. Tel est mon sentiment, ce sentiment passe, mais il revient, conclut-elle.

La petite fille est cette figure incompréhensible au monde et aux sociétés. Les époques et la modernité ne la comprenant que péniblement, c’est à elle de les comprendre, avec la plus grande acuité car sa vie en dépend. Pour la vieille femme, au sein d’un temps qui lui est propre et qu’elle qualifie de lointain, rien ne pressait pour la petite fille qu’elle fût un court instant. Tout allait bien avant que le monde extérieur ne la trouve, dérobe sa cachette. Au temps où elle n’était personne, dans son refuge au milieu de nulle part, elle existait dans l’éternité.

Que serais-je devenue si je n’avais pas été interrompue, s’interroge la vieille femme, si je n’avais pas été amenée à fuir un danger imminent au sein de la famille... Comment faire le récit d’une histoire à laquelle je n’ai pas contribué, je n’ai pas les mots, je n’ai pas mes mots. L’histoire s’est collée à moi, goudron liquéfié par le soleil que les enfants piétinent par accident quand ils jouent sur la plage, l’histoire vient du dehors, elle s’est introduite dans la chambre fermée à clé, a enfoncé la porte, a pris tout ce qu’elle a pu prendre et elle s’impose encore, traverse le temps, n’en finit pas de dévaster les lieux, laisse portes et fenêtres grandes ouvertes, ne se rattache à rien, n’a ni début ni suite, intruse, elle est un corps étranger dans le récit que je fais de ma vie, quand je flâne en rêvant dans les allées de tilleuls qui traversent le parc du centre-ville, quand je foule la plage à la fin de l’été, quand je bascule dans le fauteuil du jardin dans un moment de calme, quand j’écoute les oiseaux, quand je regarde passer les nuages avant de sombrer dans un sommeil en proie à d'éternels fantômes… Du module B je ne peux pas revenir au module A, résume la vieille femme…

Elle balaye encore la ville du regard. Et sentant en elle monter la houle, frissonnant sous l'effet de ce récit nouveau qui réorganise la carte qu'elle fait mentalement de sa vie, elle sait que sa contemplation restera silencieuse. Toutes ses découvertes, ses révélations qui la frappent soudain, elle ne peut pas les dire et si à cet instant on lui demandait comment ça va, ça va, dirait-elle, si on lui demandait à quoi tu penses, à rien.


Photo du rédacteurCéline Wagner

Dernière mise à jour : 24 nov. 2021

La voiture file dans le petit matin, elle épouse l’un après l’autre les virages le long des routes de campagne qui la mènent vers l’autoroute. Cet utilitaire doté de trois places à l’avant, dont la cabine de chargement a été aménagée avec matelas et coussins, est devenu le moyen pour l’héritier et moi de s’extraire du quotidien. Dans cette coquille de noix, nous allons passer chaque nuit de la semaine à venir, aux confins de la Vendée. Le véhicule me permettra de rester un peu à l’écart de la famille qui nous attend. Prendre la route à l’aube devait nous prémunir des canicules, mais depuis des semaines ce sont des rideaux de pluie qui s'abattent sans discontinuer sur les toits et les champs. Dans l’habitacle, la carlingue laisse entendre des rythmiques agréables sous l’effet du déluge.

L'autoradio et la climatisation sont en panne, le froid craché par la ventilation ne nous manque pas vraiment. Pour la musique, nous avons une enceinte autonome qui a coûté un bras, attachée à la ceinture de sécurité. Le module, par un procédé abstrait, se connecte à une tablette fourrée dans le fond d’un sac et restitue une playliste intergénérationnelle. Sur le siège passager, l’héritier cherche une position confortable pour les cinq heures à venir. Calé contre la portière, une main sous la tête et les pieds nus sur le tableau de bord, il regarde le paysage défiler derrière la vitre entrouverte. Ses cheveux s’envolent avec sa rêverie, la lumière pâle éclabousse sa beauté d’adolescent à l’avenir inconnu.

Un chevreuil traverse la route à toute volée et je pile, le bras tendu à ma droite pour protéger le passager du choc, l’animal s’enfuit indemne. Voilà qui a brutalement tiré l’héritier de son demi-sommeil. La vie du chevreuil qui n’a tenu qu’à un fil anime un moment notre conversation. Le temps de mesurer si nous devons nous réjouir d’avoir évité l’animal ou nous inquiéter d’avoir risqué nos vies. L’effet de surprise passé, l’imagination s’emballe comme un gibier en fuite, prise au piège par la réalité elle court à l’aveugle, affolée, elle envisage le pire. J’affirme à l’héritier que ma faible vitesse me permettait de freiner sans danger, même si dans le fond je n’en sais rien. Il replonge dans son silence, nos regards se tournent en des sens opposés. Tandis que le sien accueille sans préjugé le paysage offert, le mien est concentré sur la trajectoire de la voiture. Je ne perds pas une miette de la signalétique et du trafic encore timide à cette heure-ci, entre deux injonctions, la part de mon esprit au repos saisit la transformation du paysage au rythme effréné de 70 km/h.

La nationale nous conduit sur Moissac - flashback - enfant, je descendais du 95 pour passer l'été chez ma sœur, il y a plus de trente-cinq ans... Ce paysage était-il déjà une succession d’entrepôts et de ronds-points, ceints de parcelles étendues à perte de vue que sillonnent, imperturbables, des engins agricoles ? Suis-je passé à côté de sa transformation ? Moi qui avais des souvenirs de campagne, par opposition à la ville, tranquille, féconde, ombragée. D’une commune à l’autre, des hectares de tournesols, maïs, sorgho, repoussent les maisons et les touffes maigres de forêts à la lisière des champs. Cette année, les pluies répétées ont privé ces cultures d’un soleil aride coutumier de juin à fin août, les tournesols penchent tardivement la tête. Les parcelles se succèdent sous nos yeux sans éclats, champs, entrepôts, parkings, carrefours giratoires, supérettes...

Une confusion s’est emparée de ce mot, campagne. Campagne n’a jamais prétendu évoquer la nature. J'y associe encore à contre-cœur un secteur d’activité, pour y voir un paysage, le calme d'un après-midi, le mystère de la nuit tombée sur les toits, bois et champs en ombres chinoises, envahis de craquements et de cris... J'actualise ton nom, campagne, j'inclue dans mon langage ton caractère dévasté, pillé, traité, privé de tes possibles, tu es une mégapole agricole, non plus une nature.

Les lieux et les outils de l’exploitation jouxtent les habitations, ainsi que les terres occupées pour le rendement. C’est un véritable engrenage, un circuit fermé qui opère, la vie entière s’est organisée autour de ce système relancé chaque année, avec ses habitudes et ses moyens, au même titre qu’une ville. Mégapole agricole. Je me souviens, à l’âge de l’héritier aujourd’hui, je regardais ces forêts où on ne peut pas se perdre comme une fuite interdite. Comme beaucoup de choses, j’ai intégré ces paysages monotones sans les accepter, ils sont des douleurs latentes que chaque jour un détail ravive. Comme à propos de beaucoup de choses, ma vie d’adulte est employée à vivre dans cette mélancolie, sans le désir d’accepter la perte de ce qui n’aurait jamais dû être perdu. Même si je n’ai pas connu les forêts luxuriantes - née au milieu des exploitations de betteraves dans le Vexin - leur absence est une plaie ouverte, qui n’est pas maintenue à vif par le fantasme du souvenir, mais la réalité nue du présent.

La transformation du paysage n’est pas visible au quotidien, sa défiguration saute au visage un beau jour, après des années d’absence. Le temps de réaliser qu’une vie n’est qu’une trajectoire arrachée au néant, projetée d’une obscurité vers une autre. De sorte que le point d’où l’on vient et ce vers quoi l’on va, paraissent le fruit d’une seule et même réalité. Réalité dans laquelle il ne paraît pas complètement idiot de tenter de cultiver des fraises dans l’espace, sans terre, sans eau, sans lumière, échecs après échecs, millions de dollars après millions de dollars... Après plus de quinze années d’expérience, une fraise a failli voir le jour et en elle repose l’espoir de voir demain des colonies entières envoyées sur la lune bénéficier de ses vertus... L’héritier s’éveille au monde, il compte sur une main les étés qu’il a vécus. Chaque année depuis trois ans, nous empruntons cette route vers la Vendée et persistons à délaisser la sortie à proximité du village pour passer par la campagne, avant de rejoindre l’autoroute.

Trois heures de monotonie inaugurent notre semaine chez les cousins que l’enfant se réjouit de retrouver, les lignes droites verticales se couchent pour de longs kilomètres sur un paysage jadis épanoui et florissant. Le territoire de chasse de la buse guettant sur le sommet d’un poteau télégraphique est traversé par un torrent d’acier brûlant. Nous filons, charriés par ce torrent, espérant que sa chaleur écrasante nous épargne.

L’A83, aux alentours de Fontenay-le-Comte en direction de Nantes, éventre un paysage qui rappelle étrangement le Vexin. Exilée, j’ai le sentiment d’avoir pris des chemins qui menaient au point de départ, je me renferme dans une tristesse infantile. Nous parcourons des kilomètres au milieu des méga exploitations, de la masse de bétail et de volaille élevée dans les parages, il émane une odeur prégnante. La mégalopole agricole, jadis campagne, s’étend au-delà de toutes formes de frontières, départementales, régionales, nationales, seules se démarquent les races des bovines qui paissent dans les près et sur la ligne d'horizon.

Nous arrivons chez les cousins, l’héritier bondit de la voiture, m'abandonne aux bagages et gadgets hi tech éparpillés sur la banquette. Arraché pour un temps à ces dépouilles sans charme qui, gavées d'électricité, avaient égayé notre passage sur l’autoroute, il va pouvoir s’adonner à la collectivité et aux émois de la préadolescence. Décontractée et souriante, la famille nous accueille. Toute la maison s’est changée en lieu de vacances. Sur le bar de la cuisine, les restes d’un goûter ont été abandonnés. Les enfants, pied nu, vont et viennent entre la piscine et le grand salon dédié aux loisirs, patinette, ballons, stéréo, les adultes sont repliés sous le préau, sirotent un café en attendant que la pluie cesse.

Je gare l’utilitaire sur une parcelle de terre, légèrement penchée, derrière la maison. Un rideau de canisses me donne un peu d’intimité. À l'intérieur je bascule les malles sur la banquette avant, prépare un matelas qui me semble suffisant pour deux, installe les couvertures et les coussins, un vide poche, une lampe à LED. Pour augmenter la surface de l’habitacle et nous protéger de la pluie, je leste une toile imperméable entre les deux portes arrière, ouvertes durant la nuit. Le vent qui avait un moment retenu son souffle, s'engouffre avec violence dans la bâche avant que j’effectue le dernier nœud. La première nuit s’annonce fraîche et humide tout comme, selon les prévisions météo, celles des quatre prochains jours. L’héritier a déjà sauté dans un maillot de bain et court, mêlé aux autres enfants, d’un bout à l’autre du jardin. Les voilà qui se jettent dans la piscine poétiquement prise d’assaut par une pluie diluvienne. Je rejoins les adultes sous le préau. On m’offre un café et je me joins à leur contemplation réjouie des enfants déchaînés, je partage la nostalgie, teintée de soulagement, de la fin de ce temps où il fallait hurler, rire et courir pour vivre. Les LED submersibles installées aux quatre bords du bassin semblent aspirer le déluge émergeant de la lumière déclinante. L’image du fils unique entouré d’enfants apaise la peur d’une séparation inexplicable. Nous débarrassons les cafés et le préau se réchauffe un peu avec l’approche de l’apéritif. Des petites explosions de joie fugaces nous font sourire les uns les autres, puis reprennent nos observations à propos de la pluie et rien que de la pluie. L’un de nous à l’idée de nous proposer un jeu. Il est question de combler des phrases à trous avec des mots et locutions inscrits sur des cartes tirées au hasard.

Je suis devant un précipice. Le jeu réactive des crispations, mises en veille le temps d’entretenir avec son entourage des échanges cordiaux. Voilà que le jeu réclame un face-à-face, crée un piège d’où il faudra sortir gagnant ou perdant. En plus de se pencher avec sérieux sur un dilemme qui n’avait pas lieu d’être, il faut assister à l’hilarité et l’autosatisfaction des vainqueurs, appréhender la victoire et l’échec comme des évènements, là où il n’y avait rien d’autre qu’une pluie fine, la lune au zénith, où tout était tranquille, où l’impatience et le désir s’étaient faits, pour un temps, oublier. Le soir même, je rêve de tuer ma sœur à mains nues et que mes coups, bien qu’acharnés, sont sans force.

Tombée dans le néant ludique des cartes à mots, j’oublie la deuxième injection de Moderna, effectuée le matin-même, et les éventuels effets secondaires qui ont fait l’objet d’une mise en garde de la pharmacienne. Je sens mes muscles se raidir, la nausée m’envahir, je ne peux bientôt plus rien avaler, y compris ma salive. J’abandonne le verre de vin qu’on vient de me servir et me replie dans le van pour grelotter sous les couvertures. La fameuse nuit fraîche et humide a quelques heures d’avance, je la passe le dos douloureusement appuyé contre le flanc du véhicule qui penche légèrement vers la droite, dans le sens du dénivelé que j’ai négligé.

Sans énergie trois jours durant, je ne vois aucun inconvénient à me plonger dans un livre, après les repas, quand le groupe se sépare pour la sieste ou les mots croisés… Cependant, nos hôtes veillant sans repos à la qualité de notre séjour, tiennent à nous proposer un choix d’activités pour occuper l’après-midi. Choix qui me laisse plus longtemps qu’à l’ordinaire, pensive, cligner d’un œil pour observer le point que produit la conjonction du bout de ma chaussure avec le pied d’une chaise. Les lieux de rassemblement comme les parcs d’attractions sont écartés par la contrainte du passe sanitaire. Il reste les balades.

L’une d’elles devient quotidienne malgré une pluie intermittente. Le chemin mène de la maison à la boulangerie située à moins de deux kilomètres. De nouveau sur pied, je suis les cousins sur la route du village. Nous sommes huit à flâner sur la largeur de la chaussée, en bordure des champs, mus par un objectif modeste : ramener le pain. Avec nous, quatre enfants s’échangent à tour de rôle une patinette et un quad électrique. Je remarque que malgré la pluie abondante de ces derniers jours, pas un escargot ne se montre. J’en fais part à l’héritier. « Arrête avec TA biodiversité » lance-t-il. Je lui rappelle mollement qu’elle est aussi la sienne. Des bourdons morts gisent curieusement au sol, je me mets à guetter les chants d’oiseaux. J’observe le paysage avec circonspection, le maïs ressemble aux motifs d’un drapé déplié à perte de vue. Nous marchons dans une atmosphère tranquille, épargnée provisoirement par les moteurs, pourtant je cherche les signes du mal. Dans les insectes sur le dos ou leur absence, dans les effluves animales que porte un vent léger jusqu’à nos poumons avides d’air pur.

Je comprends que mon regard se plonge de manière névrotique dans les détails pour tenter de comprendre, percevoir, le constat dramatique que je lis tous les jours dans la presse.

La mégapole agricole, plus que le loup, mange les petits enfants, elle occulte et porte à leur méconnaissance une forme de rationalité, de bon sens, quand tous ces élevages et ces bocages pourraient être divisés par deux, en faveur de la reforestation, de la diversité des cultures et des espèces, tout en continuant de faire vivre les familles enracinées dans le travail de la terre. Dans cette décadence des tailles, nous jouissons néanmoins de ne croiser personne. Au milieu des bœufs, nous sommes comme ces animaux sauvages repoussés par les bulldozers, cherchant nos repères dans un espace de fortune, libres de dire à voix haute des banalités. Nous voulons vivre libres, respirer, échanger avec une faune et une flore éclatantes. Ce constat réconfortant et terrible m’inspire de reprendre mon observation des chenilles qui traversent par dizaines la chaussée et que j'enjambe pour ne pas porter le poids de leur triste destin.

L’angle de la maison où nous apparaissons au retour, est marqué par l’odeur suffocante d’un troupeau de taureaux. Un groupe de quatre mâles se tient derrière la clôture électrifiée près d’un mangeoire. Quand nous passons dans leur champ de vision, ils nous suivent du regard, ruminant toujours, occupés à leur tâche, énormes bestiaux un peu patibulaires dans lesquels je projette la finitude du monde et ma propre mort. Les enfants remarquent leurs testicules imposants. C’est l’occasion d’une cascade d’éclats de rires, tout excités et terrifiés à la fois. L’odeur nous accompagne jusque sous le préau où la table est mise. Le repas du midi est un pique-nique. Devant nous s'étale pléthore d’emballages plastiques au cœur de laquelle nous déposons notre pain. Il rayonne à présent par sa nudité exposée à l’air libre et aux microbes véhiculés par nos bouches et nos mains. Pain inchangé depuis des siècles, protégé de l’extérieur par le seul fait de son croûtage. De sorte qu’en dehors de lui et du cyprès magistral qui, au centre de cette propriété familiale parfaitement tondue, crève étrangement le gazon, rien d’autre ne mérite notre attention.

Dans cette ramure splendide demeure un peu de nous, il revient à la mémoire du spectateur le souvenir d'un néant hypnotique, alors il plonge dans la silhouette tentaculaire qui règne sur son désir de vivre.

Le jour du départ est là, tandis que je ramasse nos affaires et replie la bâche, l’héritier tient à se filmer en présence des quatre mâles reproducteurs qui ruminent au mangeoire. Je le laisse faire tout en préparant une stratégie afin de m'assurer que son court-métrage ne finisse pas sur les réseaux sociaux. Plus encore, j’espère qu’il entrevoit dans les yeux de l’animal qui le fixe du regard, un éclairage pour l’avenir. Au retour, nous prenons exactement le même chemin. La pluie abondante à l'aller s’est transformée en une vapeur chaude. L’enceinte est à sa place, entre nous deux, retenue par l’une des trois ceintures de sécurité.

Nous quittons sans trop de peine le Vexin vendéen, heureux à l’idée de retrouver les quelques hectares de campagne luxuriante qui entourent la maison. Je suis d’humeur festive, aussi l’héritier entreprend de diffuser à fond de jeunes rappeurs. Il tient à connaître mon avis sur tel ou tel morceau. Je cherche mes mots, attentive à ne pas briser ses rêves, refusant d’adhérer à un phénomène de mode orchestré par le capital, je me montre curieuse et impitoyable et, au risque de le perdre, lui expose à nouveau l’une de mes thèses…

Ce qui est fascinant dans le rap c’est la puissance avec laquelle la rue a pénétré le capital. Et la façon dont le capital a sucer le sang de la rue redonnant vie à des marques pour vieille bourgeoisie soucieuse de ne pas mourir. Pour ne pas vieillir, on prend un rappeur talentueux, on placarde des marques sur toutes ses fringues durant ses séances de shoot pour les magazines, il devient alors une égérie, caution d’une rébellion éternelle et lucrative, permettant de faire les poches à ses semblables des quartiers qui auront besoin de vendre deux fois plus de came pour s’habiller comme ils l’étaient avant, tout en vendant leur jeunesse à des cadavres en or massif. Les griffes de luxe jouent la montre - ce n’est qu’une question de temps avant que ne tombent des mises en examen pour petits ou gros délits, violence, etc… le moment pour la marque de se laver le cul en rompant son contrat avec le jeune poulain, tout en s’assurant qu’on en retienne davantage les photos en survêt. que les pochettes de disques. Néanmoins, le rap dans lequel on n’entend pas le vécu n’est ni plus ni moins que de la daube. Ce qui pose un double problème : il s’opère chez l’auditeur, soit un phénomène d'identification, qu’on vienne de la rue ou non, soit une réaction de rejet à l’égard de ses flots de paroles qu’on n’arrive pas à tuer. La haine du rap est dommageable, vu qu’il demeure le ferment le plus sûr d’une forme brute d’authenticité dans la musique actuelle. Il est devenu le lieu du cri… un cri qui se passe d’épilogue… à qui on ne demande pas de comptes… Un cri qui n’est pas séduisant, difficile à aimer et criminel de détester. D’autant que tout ce qu’il y a de gerbant dans le rap est induit par la surconsommation, le besoin de montrer l’abondance et le succès, cette abondance qui dégouline du rap en même temps que sa fureur, dis-je pour finir.

L’héritier garde le silence, méditation durant laquelle nous tentons de comprendre les paroles du rappeur qui hurle dans l’amplificateur bluetooth, tout en regardant s’éloigner les troupeaux de charolaises dans l’espace minuscule du rétroviseur.


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